Je ne me souviens jamais sans plaisir
de ces heures spéciales, à la veille d’une journée dans le parc Disneyland, qui
bénéficiaient déjà du rayonnement de l’aube de la journée prochaine sans
souffrir encore de son crépuscule. C’était alors que, l’installation faite et
les formalités remplies, nous ambitionnions d’excursionner au Disney Village et
de perdre quelques heures d’ici au dîner
du soir.
Vêtus chaudement, comme l’exigeait la
saison, nous voyions les portes s’ouvrir devant nous, et c’était comme une
deuxième arrivée, après celle à l’hôtel tout à l’heure et avant celle de demain
cependant, quand nous franchirions les guichets du parc, que de sortir de
l’hôtel à la façon de ces voyageurs qui n’ont l’impression de pénétrer sur le
sol d’un pays nouveau que lorsqu’ils sortent de l’aéroport.
Aussitôt l’hôtel quitté, nous étions jetés
à contre courant d’un flux de visiteurs qui s’acheminaient vers le parc,
ralentis par leurs poussettes mais allégés cependant des pesants paquets qu’ils
venaient de déposer à leur hôtel. C’était une de ces heures creuses mais
aimables, entre la fin de la parade de l’après-midi et l’approche du spectacle
du soir, heure où les piscines des hôtels trouvent une justification
supplémentaire à celle d’étoffer les brochures.
Nous traversions les Fantasia Gardens en
prenant les détours des ponts de briques sous lesquels coulaient de menues cascades,
et nous aimions à nous arrêter sous un de ces kiosques semblables à celui de
Town Square. Là, sans pousser jusqu’à m’asseoir sur un banc, je me souvenais de
ces early concepts art du Disneyland
Hôtel devant la façade duquel les jardins éclairés par des guirlandes de lanternes
accueillaient quelques ombres, dont le dessin quoique vague savait rendre la
festivité et donnaient à ces jardins l’aspect joyeux de ces grands hôtels de
bord de mer dont les parterres servaient aux mêmes réjouissances que les
jardins sculptés des palais d’autrefois.
Sous nos pieds, les pavés gravés
conservaient le souvenir de visites innombrables et semblaient autant d’ex voto. Comme nous n’en avions pas à retrouver
dans ce nombre, nous transposions ce jeu de mémoire en l’élevant sur la façade
rose de l’hôtel et en essayant de reconnaître les fenêtres des chambres où nous
nous étions déjà tenus tandis qu’un photographe dépêché là où nous nous tenions
en ce moment se chargeait d’immortaliser l’instant. Cependant le flot des
visiteurs disparaissait sous la façade tandis que la tête de Mickey florale en
retenait d’autres et leur déguisait en occasion de faire une belle photo leur désir coupable de s’arrêter un instant.
Nous admirions la grande horloge sans songer même à déchiffrer l’heure que
Mickey désignait de ses bras, conscients qu’à nos poignets une montre semblable
nous la dirait tout aussi bien, nous rappelant seulement la fantaisie que nous
avions eue un jour de mettre celles-ci à l’heure celle-là. Je louais les imagineers
qui, de ce qui ne devait être qu’une façade, avaient fait un hôtel si
somptueux, et dans le même temps je me rappelais certains propos que j’avais
surpris chez un visiteur disant que, lors de sa première visite, il avait cru
que l’hôtel à l’entrée du parc n’était qu’un décor. Et certes le charme du
Disneyland Hôtel doit beaucoup à ce jeu de façade, d’étage dont on se demande
s’il est vrai ou faux, réel ou irréel, rejoignant en cela Main Street. Je
pensais que, même pour beaucoup de ceux qui savent qu’il est pourtant bien un
hôtel, le Disneyland conserve
toujours cet aspect bidimensionnel, en ce qu’ils ne songent pas même à en
pousser la porte, du reste bien peu apparente.
Laissant là ces réflexions, nos jambes
nous portaient bientôt au delà de l’esplanade, aux portes du Disney Village.
Après un regard furtif vers la Tour de la Terreur et la Earfell Tower, nous
laissions derrière nous les Walt Disney Studios, un parc qui pour n’être que
plus apparent n’en est que moins désirable, et dont le grand mérite est de ne
pas laisser trop de regret à celui qui le double. Plus avant sur l’esplanade,
la gare de Chessy d’où provenait un roulis continu de valises. Les miniatures que
quelques vendeurs à la sauvette venaient essayer de vendre là nous rappelaient
la proximité de la Capitale. A l’entrée du village, tandis qu’à gauche le flot
des visiteurs venait se briser sur le barrage de rétention d’un contrôle de
sécurité, à droite le cinéma Gaumont érigeait une affiche d’un film étranger.
Le trajet nous ayant quelque peu refroidis, nous nous engouffrions dans
l’enfilade de boutiques, presque sûr de n’y rien acheter, à peu près indifférents
à leurs contenus. Pourtant bientôt la variété des produits trouvée là retenait notre
attention, et quoique l’on puisse dire de la redondance de ces commerces
vis-à-vis de ceux des parcs, ils avaient pour nous le charme de la nouveauté.
En effet, dans les parcs, tout occupés de voir et de faire, nous ne songions
qu’à la boutique d’art où nous accomplirions, à la fin du séjour, l’actuel
ritualisé d’acquérir un objet de collection. Emporium et ses semblables étaient
des lieux depuis longtemps délaissés. Aussi lorsque nous trouvions cette offre,
nouvelle pour nous, nous ne pouvions nous empêcher d’y être attentif ; de
remarquer quelque objet charmant dans sa simplicité, de s’étonner qu’il ne fut
pas, lui aussi, de collection, puis de le reposer pour cela.
En sortant des boutiques, nous
rencontrions cet écran géant que les regards de quelques hommes seuls attablés
là nous forçait de regarder aussi, puis nous regardions ces hommes en nous
demandant ce qui pouvait bien ainsi retenir leur attention.
La prochaine station de notre chemin était
la Disney Gallery dont les vitrines extérieures n’exposant que les moins
précieux de ses objets ne rendait pas justice aux vitrines intérieures. Nous
nous attardions dans cette boutique qui, puisque que préférant celles du parc
nous n’y achetions jamais grand chose, réalisait de façon plus aboutie encore
l’idée de vitrine. « Prière de ne pas toucher ». Nous montions ensuite la pente douce
environnée de tableaux vers le palier où des sujets de porcelaine blanche, dont
les contours dorés se substituaient aux traits noirs des dessins animés, semblaient
les habitants de la maquette du Château de la Belle au Bois dormant. Dans un
coin, un écran diffusait une vidéo du processus de création des figurines de la
Walt Disney Classic Collection comme pour nous convaincre de leur unique craftmanship. Nous rendions hommage
à ce vestige en nous demandant combien de temps encore son support cassette
survivrait à sa diffusion en boucle.
En sortant nous nous dirigions
lentement vers le lac. Bientôt, sur notre droite quelques enfants consentaient
à se laisser effrayer par le crocodile du Rainforest Café avant que leurs
parents ne les rappellent. De là, nous envisagions de faire le tour des hôtels
du Lac Disney et, un coup d’œil sur nos montres nous ayant rassuré sur la
possibilité de ce projet, nous commencions par le plus proche, le New York. Derrière
les vitres du Café Mickey, quelques familles attardées mangeaient en se
pressant. Sur le Lac Disney, Panoramagique s’élevait courageusement dans les
airs pour offrir une vue privilégiée à une poignée de passagers. Sur la
patinoire éphémère du New York, deux enfants seuls avaient préféré ce
divertissement extérieur à d’autres parmi lesquels les plaisirs plus
confortables peut-être de la piscine. Le plus petit, plus aguerri aidait le
plus grand, qui exagérait sans doute sa maladresse, un peu comme cette scène de
Bambi.
Devant les façades de buildings en
carton pâte, je comparais mes impressions à celles que me donnait la façade du
Disneyland Hôtel et je remarquais que si celle-ci achevait en quelque sorte un
plus haut degré d’architecture bidimensionnelle, l’effet n’était pas le même en
ce qu’on s’étonnait qu’il y eût des chambres derrières ces vitres-là, et qu’on
ne s’en réjouissait pas. Je n’ai en vérité jamais bien pu comprendre qu’à
valeur presque égale quiconque puisse préférer le New York au Disneyland, et
j’en suis venu à considérer que le premier ne devait être qu’une antichambre du
second ; un de ces logements dont le voyageur arrivé prématurément
s’accommode dans l’attente d’une meilleure chambre qui doit se libérer la nuit
prochaine.
Cependant je modérais ces réflexions
car le New York me semblait spécialement beau en hiver, de même façon que la
neige couvrant la Big Apple paraissait, par l’irruption d’un phénomène naturel
dans un environnement de verre et d’acier, réchauffer son urbanisme froid par
le médium des fêtes de fin d’année qu’on y associe. La patinoire désertée maintenant
réfléchissait la façade de l’hôtel. Nous entrions sous l’arcade triangulaire
des portes, puis nous attardions un peu devant la grande vitrine des produits
de collections qui, détachée de la boutique, semble un meuble de décoration à
part entière. L’on pouvait parfois apercevoir, passant furtivement dans un
couloir lointain les ombres blanches de peignoirs revenants de la piscine.
Elles me faisaient souvenir de cette piscine ; de ses volumes généreux et
de ses formes rectilignes qu’adoucissait sa grande lucarne ronde.
L’on se remettait en marche vers la
prochaine station. Le New York était un hôtel essentiellement adulte ; un
de ces hôtels qui ne sont que les succursales de leurs centres de convention et
le gîte des séminaristes ; le Séquoia Lodge, lui, semblait un hôtel
d’hibernation, de sommeil plutôt que de vie avec sa structure qu’on se figurait
très bien résister à une masse de neiges considérables jusqu’à la venue des
sauveteurs. Il y avait une odeur de sapin dans l’air. Les fenêtres basses
évoquaient un peu les meurtrières d’un pavillon de chasse. Plus tard je devrais
apprendre à apprécier cet hôtel en le comparant au Grand Californian. Dans le
hall il y avait une majestueuse coiffe indienne. Peut-être cet objet me
faisait-il penser au thème indien du Cheyenne que j’affectais alors de
mépriser. A l’étage un bon feu de bois brûlait dans la cheminée. Un groupe
fraîchement débarqué s’impatientait à la réception.
Je remarquais la facilité qu’il y avait
à pénétrer dans un hôtel Disney sans en être, de même qu’il est facile dans les
parcs de se promener dans les boutiques sans y rien acheter, et à moindre
raison dans certains restaurants sans s’y attabler. Malgré tout ce qu’on peut
dire du mercantilisme de Disneyland, j’ignore si quelqu’un a déjà remarqué à
quel point il est facile de se promener dans ces environnements commerciaux
sans être client, seulement en par la potentialité de l’être. L’environnement
mercantile totalisant à Disneyland anéantit en quelque sorte ce consumérisme
même ; tout ceux qui font fonction de vendre sont presque insoucieux de
vendre effectivement puisque dans un environnement de caisses communicantes. Je
ne sentais alors tout cela que vaguement, mais je devais plus tard trouver dans
la visite des parcs américains le renforcement de cette hypothèse.
Le Newport Bay Club était la dernière
étape de notre tour. Le vent ridant la surface calme des eaux du Lac Disney
berçait une bouée ; le phare du Newport semblait une veilleuse dans la
nuit tombante destinée à nous guider à bon port. Je reconnaissais sur la façade
blanc crème certain balcon élevé depuis lequel j’avais joui d’une belle vue que
redoublait la vision inattendue du Château, dont pourtant sont plus nombreuses
à jouir les chambres de hôtels du lac Disney que celles du Disneyland Hôtel
qui, par sa situation aux portes du parc, laisse espérer cette vue, dont ne
jouissent finalement que quelques chambres du Castle Club.
J’étais souvent frappé lors de cette
promenade par le souvenir – c’est-à-dire par celui qu’on m’avait fait – de ma
mère me promenant autrefois en poussette autour du Lac Disney. Etonnamment cette
image se présentait toujours à mes yeux lorsque je me dirigeais vers le
Newport, et peut-être en effet trouvait-il quelque motivation subtile dans le
thème de cet hôtel ; c’est que le thème marin s’associe mieux que tout
autre à l’enfance. Ainsi le bleu et le blanc ont longtemps constitué la vogue
décorative des chambres de garçon, et jusqu’au début du siècle dernier l’habit
marin était le costume commode des jeunes distingués.
Un concierge martelait le plancher du
hall comme un amiral sur le pont de son navire. A la réception un enfant jouant à monter sur
un passet prêtait une attention distraite à l’échange qui se réalisait
là ; il avait l’air de ces gravures qui montrent Louis XIV enfant
présidant son conseil d’un air grave. Dans la boutique, les peluches moelleuses
répondaient aux carnets d’autographes que leurs couvertures matelassées
rendaient semblables aux grimoires d’antan. Cette boutique avait pour moi le
charme d’une époque où toutes m’étaient indifférentes.
Je me serais bien attardé plus
longtemps au Newport, mais déjà il fallait revenir à l’hôtel ; passer
devant la zone déshéritée du centre de convention, retraverser le Disney
Village au pas de course parallèle cette fois à celui du flux des visiteurs.
C’est alors seulement que je commençais
de songer à la soirée qui nous attendait au restaurant Inventions ; au
choix de la cravate fantaisiste – Donald,
Gontran ou l’oncle Picsou – dont le stock s’employait uniquement à cette
occasion, à qui je demanderai de la nouer, et au journal télévisé qui égrenant
ses nouvelles indifférentes dans la chambre rosâtre en augmenterait d’autant plus
l’irréalité.